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« Ma phrase le rappela aussitôt au sentiment de son personnage :

« — Monsieur de La Pérouse n’a pas de fièvre. Il n’a plus rien. Depuis mercredi soir, Monsieur de La Pérouse a cessé de vivre.

« J’hésitais si le mieux n’était pas d’entrer dans son jeu :

« — N’est-ce pas précisément mercredi que le petit Boris est venu vous voir ?

« Il tourna la tête vers moi ; un sourire, comme l’ombre de celui d’autrefois, au nom de Boris, éclaira ses traits, et, consentant enfin à quitter son rôle :

« — Mon ami, je puis bien vous le dire, à vous : ce mercredi, c’était le dernier jour qui me restait. Puis il reprit, à voix plus basse : — Le dernier jour précisément que je m’étais accordé avant… d’en finir.

« Il m’était extrêmement douloureux de voir La Pérouse revenir à ce sinistre propos. Je comprenais que je n’avais jamais pris bien au sérieux ce qu’il m’en avait dit précédemment, car j’avais laissé ma mémoire s’en dessaisir ; et je me le reprochais à présent. À présent je me souvenais de tout, mais m’étonnai, car il m’avait parlé d’abord d’une échéance plus lointaine, et, comme je le lui faisais observer, il m’avoua, d’un ton de voix redevenu naturel et même avec un peu d’ironie, qu’il m’avait trompé sur la date, qu’il l’avait un peu reculée dans la crainte que je ne tente de le retenir ou que je ne précipite pour cela mon retour, mais qu’il s’était agenouillé plusieurs soirs de suite, suppliant