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de foie. Y avait-il seulement de l’eau de Vichy à la maison ? Si au moins son épouse était rentrée ! Comment allait-il l’avertir de la fuite de Bernard ? Devrait-il lui montrer la lettre ? Elle est injuste, cette lettre, abominablement injuste. Il devrait s’en indigner surtout. Il voudrait prendre pour de l’indignation sa tristesse. Il respire fortement et à chaque expiration, exhale un « ah ! mon Dieu ! » rapide et faible comme un soupir. Sa douleur au côté se confond avec sa tristesse, la prouve et la localise. Il lui semble qu’il a du chagrin au foie. Il se jette dans un fauteuil et relit la lettre de Bernard. Il hausse tristement les épaules. Certes elle est cruelle pour lui, cette lettre ; mais il y sent du dépit, du défi, de la jactance. Jamais aucun de ses autres enfants, de ses vrais enfants, n’aurait été capable d’écrire ainsi, non plus qu’il n’en aurait été capable lui-même ; il le sait bien, car il n’est rien en eux qu’il n’ait connu de reste en lui-même. Certes il a toujours cru qu’il devait blâmer ce qu’il sentait en Bernard de neuf, de rude, et d’indompté ; mais il a beau le croire encore, il sent bien que c’est précisément à cause de cela qu’il l’aimait comme il n’avait jamais aimé les autres.

Depuis quelques instants on entendait dans la pièce d’à côté Cécile qui, rentrée du concert, s’était mise au piano et répétait avec obstination la même phrase d’une barcarole. À la fin Albéric Profitendieu n’y tint plus. Il entr’ouvrit la porte du salon et d’une voix plaintive, quasi suppliante, car la colique hépatique commençait à le faire