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« — Merci. Mais non ; mieux vaut que ce soit moi… Mais sortez avec moi, voulez-vous. J’ai un peu peur de lui. S’il vous voit, il n’osera sans doute rien dire.

« La cour de la pension domine de quelques marches le jardin qui y fait suite et dont une balustrade le sépare ; contre laquelle le répétiteur s’appuyait, les deux coudes rejetés en arrière. Il était coiffé d’un énorme feutre mou et fumait la pipe. Tandis que Rachel parlementait avec lui, Armand vint me rejoindre.

« — Rachel vous a tapé, dit-il cyniquement. Vous venez à pic pour la tirer d’une sale angoisse. C’est encore Alexandre, mon cochon de frère, qui a fait des dettes dans les colonies. Elle a voulu cacher cela à mes parents. Déjà elle avait abandonné la moitié de sa dot, pour grossir un peu celle de Laura ; mais cette fois tout le reste y a passé. Elle ne vous en a rien dit, je parie. Sa modestie m’exaspère. C’est une des plus sinistres plaisanteries de ce bas monde : chaque fois que quelqu’un se sacrifie pour les autres, on peut être certain qu’il vaut mieux qu’eux… Tout ce qu’elle a fait pour Laura ! Celle-ci l’a bien récompensée, la garce !…

« — Armand, m’écriai-je indigné, vous n’avez pas le droit de juger votre sœur.

« Mais il reprit d’une voix saccadée et sifflante :

« — C’est au contraire parce que je ne suis pas meilleur qu’elle, que je la juge. Je m’y connais. Rachel, elle, ne nous juge pas. Elle ne juge jamais personne… Oui, la garce, la garce… Ce que je pense