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priée ; mais depuis que j’ai revu Laura, j’ai compris que je ne pouvais plus le faire…

« Elle était très pâle, et, comme elle disait ces derniers mots, son menton et ses lèvres furent agités d’un tremblement convulsif qui l’empêcha quelques instants de parler. Dans la crainte de la gêner, je détournais d’elle mon regard. Elle s’appuya contre la porte qu’elle avait refermée. Je voulus lui prendre la main, mais elle l’arracha d’entre les miennes. Elle reprit enfin, la voix comme contractée par un immense effort :

« — Pouvez-vous me prêter dix mille francs ? La rentrée s’annonce assez bonne et j’espère pouvoir vous les rendre bientôt.

« — Quand vous les faut-il ?

« Elle ne répondit pas.

« — Je me trouve avoir un peu plus de mille francs sur moi, repris-je. Dès demain matin, je compléterai la somme… Dès ce soir, s’il est nécessaire.

« — Non ; demain suffira. Mais si vous pouvez sans vous priver me laisser mille francs tout de suite…

« Je les sortis de mon portefeuille et les lui tendis.

« — Voulez-vous quatorze cents francs ?

« Elle baissa la tête et fit un « oui » si faible que je l’entendis à peine, puis gagna en chancelant un banc d’écolier sur lequel elle se laissa tomber, et les deux coudes appuyés sur le pupitre devant elle, resta quelques instants le visage dans les mains. Je pensai qu’elle pleurait, mais quand je posai ma main sur son épaule, elle releva le front et je vis que ses yeux étaient restés secs.