Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/309

Cette page a été validée par deux contributeurs.

lui permet de s’imaginer qu’elle l’aime. Le digne homme est incessamment en partance, requis par mille soins, mille soucis, sermons, congrès, visites de pauvres et de malades. Il ne vous serre la main qu’en passant, mais d’autant plus cordialement.

« — Trop pressé pour causer aujourd’hui.

« — Bah ! l’on se retrouvera dans le ciel, lui dis-je ; mais il n’a pas le temps de m’entendre.

« — Plus un instant à lui, soupire Madame Vedel. Si vous saviez tout ce qu’il se laisse mettre sur les bras, depuis que… Comme on sait qu’il ne se refuse jamais, tout le monde lui… Quand il rentre le soir, il est si fatigué parfois que je n’ose presque pas lui parler de peur de le… Il se donne tellement aux autres qu’il ne lui reste plus rien pour les siens.

« Et tandis qu’elle me parlait, je me souvenais de certains retours de Vedel, du temps que j’habitais la pension. Je le voyais se prendre la tête dans les mains et brâmer après un peu de répit. Mais, alors déjà, je pensais que ce répit, il le redoutait peut-être plus encore qu’il ne le souhaitait, et que rien ne pourrait lui être donné de plus pénible qu’un peu de temps pour réfléchir.

« — Vous prendrez bien une tasse de thé ? me demanda Madame Vedel, tandis qu’une petite bonne apportait un plateau chargé.

« — Madame, il n’y a plus assez de sucre.

« — Je vous ai déjà dit que c’est à Mademoiselle Rachel que vous devez en demander. Allez vite… Est-ce que vous avez prévenu ces Messieurs ?