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« Les coudes sur la table et le menton dans les mains, je contemplais Molinier. Le pauvre homme ne se doutait pas combien la position courbée dont il se plaignait, paraissait naturelle à son échine ; il s’épongeait le front fréquemment, mangeait beaucoup, non tant comme un gourmet que comme un goinfré, et semblait apprécier particulièrement le vieux bourgogne que nous avions commandé. Heureux de se sentir écouté, compris, et, pensait-il sans doute, approuvé, il débordait d’aveux.

« — En tant que magistrat, continuait-t-il, j’en ai connu qui ne se prêtaient à leur mari qu’à contrecœur, qu’à contre-sens… et qui pourtant s’indignent lorsque le malheureux rebuté va chercher ailleurs sa provende.

« Le magistrat avait commencé sa phrase au passé ; le mari l’achevait au présent, dans un indéniable rétablissement personnel. Il ajouta sentencieusement, entre deux bouchées :

« — Les appétits d’autrui paraissent facilement excessifs, dès qu’on ne les partage pas. But un grand coup de vin, puis : — Et ceci vous explique, cher ami, comment un mari perd la direction de son ménage.

« J’entendais de reste et découvrais, sous l’incohérence apparente de ses propos, son désir de faire retomber sur la vertu de sa femme la responsabilité de ses faillites. Des êtres aussi disloqués que ce pantin, me disais-je, n’ont pas trop de tout leur égoïsme pour tenir reliés entre eux les éléments disjoints de leur figure. Un peu d’oubli d’eux-