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« J’aurais dû me méfier d’un geste aussi excessif que celui de Bernard au début de son histoire. Il me paraît, à en juger par ses dispositions subséquentes, qu’il y a comme épuisé toutes ses réserves d’anarchie, qui sans doute se fussent trouvées entretenues, s’il avait continué de végéter, ainsi qu’il sied, dans l’oppression de sa famille. À partir de quoi il a vécu en réaction et comme en protestation de ce geste. L’habitude qu’il a prise de la révolte et de l’opposition, le pousse à se révolter contre sa révolte même. Il n’est sans doute pas un de mes héros qui m’ait davantage déçu, car il n’en était peut-être pas un qui m’eût fait espérer davantage. Peut-être s’est-il laissé aller à lui-même trop tôt. »

Mais ceci ne me paraît déjà plus très juste. Je crois qu’il faut lui faire encore crédit. Beaucoup de générosité l’anime. Je sens en lui de la virilité, de la force ; il est capable d’indignation. Il s’écoute un peu trop parler ; mais c’est aussi qu’il parle bien. Je me méfie des sentiments qui trouvent leur expression trop vite. C’est un très bon élève, mais les sentiments neufs ne se coulent pas volontiers dans les formes apprises. Un peu d’invention le forcerait à bégayer. Il a trop lu déjà, trop retenu, et beaucoup plus appris par les livres que par la vie.

Je ne puis point me consoler de la passade qui lui a fait prendre la place d’Olivier près d’Édouard. Les événements se sont mal arrangés. C’est Olivier qu’aimait Édouard. Avec quel soin celui-ci ne l’eût-il pas mûri ? Avec quel amoureux respect ne l’eût-il pas guidé, soutenu, porté jusqu’à lui-même ? Passa-