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Il y avait derrière lui un énorme Anglais qui voulait passer avant son tour et qui, comme Robert le repoussait un peu brusquement, a commencé à baragouiner je ne sais quoi à son adresse ; Robert s’est retourné et, très calme :

« Ce n’est pas la peine. Je ne comprends pas l’anglais.

« L’autre, furieux, a reparti, en pur français :

« — Vous devriez le savoir, Monsieur.

« Alors Robert, en souriant très poliment :

« — Vous voyez bien que ce n’est pas la peine.

« L’Anglais bouillonnait, mais n’a plus su que dire. C’était roulant.

« Un autre jour, nous étions à l’Olympia. Pendant l’entr’acte, nous nous promenions dans le hall où circulait grande abondance de putains. Deux d’entre elles, d’aspect plutôt minable, l’ont accosté :

« — Tu paies un bock, chéri ?

Nous nous sommes assis avec elles, à une table.

« — Garçon ! Un bock pour ces dames.

« — Et pour ces Messieurs ?

« — Nous ?… Oh ! nous prendrons du champagne, a-t-il dit tout négligemment. Et il a commandé une bouteille de Moët, que nous avons sifflé à nous deux. Si tu avais vu la tête des pauvres filles !… Je crois qu’il a horreur des putains. Il m’a confié qu’il n’était jamais entré dans un bordel, et m’a laissé entendre qu’il serait très fâché contre moi si j’y allais. Tu vois que c’est quelqu’un de très propre, malgré ses airs et ses propos cyniques — comme lorsqu’il dit qu’en voyage, il appelle « journée morne » celle où