Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/276

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Sache que c’est le rédacteur en chef de la nouvelle revue Avant-Garde, qui t’écrit. Après quelques délibérations, j’ai accepté d’assumer ces fonctions, dont le comte Robert de Passavant m’a jugé digne. C’est lui qui commandite la revue, mais il ne tient pas trop à ce qu’on le sache, et, sur la couverture, c’est mon nom seul qui figurera. Nous commencerons à paraître en octobre ; tâche de m’envoyer quelque chose pour le premier numéro ; je serais désolé que ton nom ne brillât pas à côté du mien, dans le premier sommaire. Passavant voudrait que, dans le premier numéro, paraisse quelque chose de très libre et d’épicé, parce qu’il estime que le plus mortel reproche que puisse encourir une jeune revue, c’est d’être pudibonde ; je suis assez de son avis. Nous en causons beaucoup. Il m’a demandé d’écrire cela et m’a fourni le sujet assez risqué d’une courte nouvelle ; ça m’ennuie un peu à cause de ma mère, que cela risque de peiner ; mais tant pis. Comme dit Passavant : plus on est jeune, moins le scandale est compromettant.

« C’est de Vizzavone que je t’écris. Vizzavone est un petit patelin à mi-flanc d’une des plus hautes montagnes de la Corse, enfoui dans une épaisse forêt. L’hôtel où nous habitons est assez loin du village et sert aux touristes comme point de départ pour des excursions. Il n’y a que quelques jours que nous y sommes. Nous avons commencé par nous installer dans une auberge, non loin de l’admirable baie de Porto, absolument déserte, où nous descendions nous baigner le matin et où l’on peut vivre à