Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait dire simplement : « Je m’en vais. » Mais ce faisant il lui tendit la main d’une façon si solennelle que le vieux serviteur s’étonna.

— Monsieur Bernard ne rentre pas dîner ?

— Ni pour coucher, Antoine. Et comme l’autre restait indécis ne sachant trop ce qu’il devait comprendre, ni s’il devait interroger davantage, Bernard répéta plus intentionnellement « je m’en vais », puis il ajouta : — J’ai laissé une lettre sur le bureau de… Il ne put se résoudre à dire : de papa ; il se reprit : …sur la table du bureau. Adieu.

En serrant la main d’Antoine, il était ému comme s’il prenait congé du même coup de son passé ; il répéta bien vite adieu, puis partit, avant de laisser éclater le gros sanglot qui montait à sa gorge.

Antoine doutait si ce n’était point une grave responsabilité que de le laisser partir ainsi — mais comment eût-il pu le retenir ?

Que ce départ de Bernard fût pour toute la famille un événement inattendu, monstrueux, Antoine le sentait de reste, mais son rôle de parfait serviteur était de ne paraître pas s’en étonner. Il n’avait pas à savoir ce que Monsieur Profitendieu ne savait pas. Sans doute aurait-il pu lui dire simplement : « Monsieur sait-il que Monsieur Bernard est parti ? » ; mais il perdait ainsi tout avantage et cela n’était pas plaisant du tout. S’il attendait son maître avec tant d’impatience, c’était pour lui glisser, sur un ton neutre, déférent, et comme un simple avis que l’eût chargé de transmettre Bernard, cette phrase qu’il avait longuement préparée :