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Le reste aura ses exigences, qui devront bien se satisfaire ailleurs.

— Serait-il vrai ? Vous allez me dégoûter par avance et de moi-même et de la vie.

— Vous ne connaissez rien de la vie. Vous pouvez tout attendre d’elle. Savez-vous quelle a été ma faute ? De ne plus en attendre rien. C’est quand j’ai cru, hélas ! que je n’avais plus rien à attendre, que je me suis abandonnée. J’ai vécu ce printemps, à Pau, comme si je ne devais plus en voir d’autres ; comme si plus rien n’importait. Bernard, je puis vous le dire, à présent que j’en suis punie : ne désespérez jamais de la vie.

Que sert de parler ainsi à un jeune être plein de flamme ? Aussi bien ce que disait Laura ne s’adressait point à Bernard. À l’appel de sa sympathie, elle pensait devant lui, malgré elle, à voix haute. Elle était inhabile à feindre, inhabile à se maîtriser. Comme elle avait cédé d’abord à cet élan qui l’emportait dès qu’elle pensait à Édouard, et où se trahissait son amour, elle s’était laissée aller à certain besoin de sermonner qu’elle tenait, assurément de son père. Mais Bernard avait horreur des recommandations, des conseils, dussent-ils venir de Laura ; son sourire avertit Laura, qui reprit sur un ton plus calme :

— Pensez-vous demeurer le secrétaire d’Édouard, à votre retour à Paris ?

— Oui, s’il consent à m’employer ; mais il ne me donne rien à faire. Savez-vous ce qui m’amuserait ? C’est d’écrire avec lui ce livre, que, seul, il n’écrira