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— Vous dites cela parce que hier vous avez surpris mon sourire, tandis qu’il parlait ; vous vous êtes aussitôt persuadé que nous le jugions pareillement. Mais non ; détrompez-vous. À vrai dire, je ne sais pas ce que je pense de lui. Il n’est jamais longtemps le même. Il ne s’attache à rien ; mais rien n’est plus attachant que sa fuite. Vous le connaissez depuis trop peu de temps pour le juger. Son être se défait et se refait sans cesse. On croit le saisir… c’est Protée. Il prend la forme de ce qu’il aime. Et lui-même, pour le comprendre, il faut l’aimer.

— Vous l’aimez. Oh ! Laura, ce n’est pas de Douviers que je me sens jaloux, ni de Vincent ; c’est d’Édouard.

— Pourquoi jaloux ? J’aime Douviers ; j’aime Édouard ; mais différemment. Si je dois vous aimer, ce sera d’un autre amour encore.

— Laura, Laura, vous n’aimez pas Douviers. Vous avez pour lui de l’affection, de la pitié, de l’estime : mais cela n’est pas de l’amour. Je crois que le secret de votre tristesse (car vous êtes triste, Laura) c’est que la vie vous a divisée ; l’amour n’a voulu de vous qu’incomplète ; vous répartissez sur plusieurs ce que vous auriez voulu donner à un seul. Pour moi, je me sens indivisible ; je ne puis me donner qu’en entier.

— Vous êtes trop jeune pour parler ainsi. Vous ne pouvez savoir déjà, si, vous aussi, la vie ne vous « divisera » pas, comme vous dites. Je ne puis accepter de vous que cette… dévotion, que vous m’offrez.