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— Oui ; je lui ai tout avoué.

— Édouard le sait-il ?

— Il n’en sait rien.

Bernard resta silencieux quelque temps, la tête basse ; puis, retourné vers elle de nouveau :

— Et… que comptez-vous faire à présent ?

— Me le demandez-vous vraiment ?… Retourner près de lui. C’est à côté de lui qu’est ma place. C’est avec lui que je dois vivre. Vous le savez.

— Oui, dit Bernard.

Il y eut un très long silence. Bernard reprit :

— Est-ce que vous croyez qu’on peut aimer l’enfant d’un autre autant que le sien propre, vraiment ?

— Je ne sais pas si je le crois ; mais je l’espère.

— Pour moi, je le crois. Et je ne crois pas, au contraire, à ce qu’on appelle si bêtement « la voix du sang ». Oui, je crois que cette fameuse voix n’est qu’un mythe. J’ai lu que, chez certaines peuplades des îles de l’Océanie, c’est la coutume d’adopter les enfants d’autrui, et que ces enfants adoptés sont souvent préférés aux autres. Le livre disait, je m’en souviens fort bien, « plus choyés ». Savez-vous ce que je pense à présent ?… Je pense que celui qui m’a tenu lieu de père n’a jamais rien dit ni rien fait qui laissât soupçonner que je n’étais pas son vrai fils ; qu’en lui écrivant, comme j’ai fait, que j’avais toujours senti la différence, j’ai menti ; qu’au contraire il me témoignait une sorte de prédilection, à laquelle j’étais sensible ; de sorte que mon ingratitude envers lui est d’autant plus abominable ;