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Comme je me connaissais mal ! C’est vous, Laura, qui m’avez fait me connaître ; si différent de celui que je croyais que j’étais ! Je jouais un affreux personnage, m’efforçais de lui ressembler. Quand je songe à la lettre que j’écrivais à mon faux père avant de quitter la maison, j’ai grand’honte, je vous assure. Je me prenais pour un révolté, un outlaw, qui foule aux pieds tout ce qui fait obstacle à son désir ; et voici que, près de vous, je n’ai même plus de désirs. J’aspirais à la liberté comme à un bien suprême, et je n’ai pas plus tôt été libre que je me suis soumis à vos… Ah ! si vous saviez ce que c’est enrageant d’avoir dans la tête des tas de phrases de grands auteurs, qui viennent irrésistiblement sur vos lèvres quand on veut exprimer un sentiment sincère. Ce sentiment est si nouveau pour moi qu’il n’a pas encore su inventer son langage. Mettons que ce ne soit pas de l’amour, puisque ce mot-là vous déplaît ; que ce soit de la dévotion. On dirait qu’à cette liberté, qui me paraissait jusqu’alors infinie, vos lois ont tracé des limites. On dirait que tout ce qui s’agitait en moi de turbulent, d’informe, danse une ronde harmonieuse autour de vous. Si quelqu’une de mes pensées vient à s’écarter de vous, je la quitte… Laura, je ne vous demande pas de m’aimer ; je ne suis rien encore qu’un écolier ; je ne vaux pas votre attention ; mais tout ce que je veux faire à présent, c’est pour mériter un peu votre… (ah ! le mot est hideux)… votre estime.

Il s’était mis à genoux devant elle, et bien qu’elle eût un peu reculé sa chaise d’abord, Bernard tou-