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— Ne vous inquiétez donc pas de cela. Vous vous disiez… ?

— Je ne sais plus.

— Allons ! le voilà qui boude. N’ayez point honte de vos pensées.


— Je me disais que rien n’est bon pour tous, mais seulement par rapport à certains ; que rien n’est vrai pour tous, mais seulement par rapport à qui le croit tel ; qu’il n’est méthode ni théorie qui soit applicable indifféremment à chacun ; que si, pour agir, il nous faut choisir, du moins nous avons libre choix ; que si nous n’avons pas libre choix, la chose est plus simple encore ; mais que ceci me devient vrai (non d’une manière absolue sans doute, mais par rapport à moi) qui me permet le meilleur emploi de mes forces, la mise en œuvre de mes vertus. Car tout à la fois je ne puis retenir mon doute, et j’ai l’indécision en horreur. Le « mol et doux oreiller » de Montaigne, n’est pas fait pour ma tête, car je n’ai pas sommeil encore et ne veux pas me reposer. La route est longue, qui mène de ce que je croyais être à ce que peut-être je suis. J’ai peur parfois de m’être levé trop matin.

— Vous avez peur ?

— Non, je n’ai peur de rien. Mais savez-vous que j’ai déjà beaucoup changé ; ou du moins mon paysage intérieur n’est déjà plus du tout le même que le jour où j’ai quitté la maison ; depuis, je vous ai rencontrée. Tout aussitôt, j’ai cessé de chercher par-dessus tout ma liberté. Peut-être n’avez-vous pas bien compris que je suis à votre service.