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— Je suis plus mûr que vous ne croyez. Depuis quelques jours, je tiens un carnet, comme Édouard ; sur la page de droite j’écris une opinion, dès que, sur la page de gauche, en regard, je peux inscrire l’opinion contraire. Tenez, par exemple, l’autre soir, Sophroniska nous a dit qu’elle faisait dormir Boris et Bronja avec la fenêtre grande ouverte. Tout ce qu’elle nous a dit à l’appui de ce régime nous paraissait, n’est-il pas vrai, parfaitement raisonnable et probant. Mais voici qu’hier, au fumoir de l’hôtel, j’ai entendu ce professeur allemand qui vient d’arriver, soutenir une théorie opposée, qui m’a paru, je l’avoue, plus raisonnable encore et mieux fondée. L’important, disait-il, c’est, durant le sommeil, de restreindre le plus possible les dépenses et ce trafic d’échanges qu’est la vie ; ce qu’il appelait la carburation ; c’est alors seulement que le sommeil devient vraiment réparateur. Il donnait en exemple les oiseaux qui se mettent la tête sous l’aile, tous les animaux qui se blottissent pour dormir, de manière à ne respirer plus qu’à peine ; ainsi les races les plus proches de la nature, disait-il, les paysans les moins cultivés se calfeutrent dans des alcôves ; les Arabes, forcés de coucher en plein air, du moins ramènent sur leur visage le capuchon de leur burnous. Mais, revenant à Sophroniska et aux deux enfants qu’elle éduque, j’en viens à penser qu’elle n’a tout de même pas tort, et que ce qui est bon pour d’autres serait préjudiciable à ces petits, car, si j’ai bien compris, ils ont en eux des germes de tuberculose. Bref, je me dis… Mais je vous ennuie.