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— Vous est-il arrivé déjà de tenir entre les mains une pièce fausse ? demanda-t-il enfin.

— Oui, dit Bernard ; mais le « non » des deux femmes couvrit sa voix.

— Eh bien ! imaginez une pièce d’or de dix francs qui soit fausse. Elle ne vaut en réalité que deux sous. Elle vaudra dix francs tant qu’on ne reconnaîtra pas qu’elle est fausse. Si donc je pars de cette idée que…

— Mais pourquoi partir d’une idée ? interrompit Bernard impatienté. Si vous partiez d’un fait bien exposé, l’idée viendrait l’habiter d’elle-même. Si j’écrivais Les Faux-Monnayeurs, je commencerais par présenter la pièce fausse, cette petite pièce dont vous parliez à l’instant… et que voici.

Ce disant, il saisit dans son gousset une petite pièce de dix francs, qu’il jeta sur la table.

— Écoutez comme elle sonne bien. Presque le même son que les autres. On jurerait qu’elle est en or. J’y ai été pris ce matin, comme l’épicier qui me la passait y fut pris, m’a-t-il dit, lui-même. Elle n’a pas tout à fait le poids, je crois ; mais elle a l’éclat et presque le son d’une vraie pièce ; son revêtement est en or, de sorte qu’elle vaut pourtant un peu plus de deux sous ; mais elle est en cristal. À l’usage, elle va devenir transparente. Non, ne la frottez pas ; vous me l’abîmeriez. Déjà l’on voit presque au travers.

Édouard l’avait saisie et la considérait avec la plus attentive curiosité.

— Mais de qui l’épicier la tient-il ?

— Il ne sait plus. Il croit qu’il l’a depuis plu-