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ques créatures d’une insondable perversité et dont il importe de nettoyer la société. Mais, encore une fois, ne vous saisissez pas des enfants ; contentez-vous de les effrayer, puis couvrez tout cela de l’étiquette « ayant agi sans discernement » et qu’ils restent longtemps étonnés d’en être quittes pour la peur. Songez que trois d’entre eux n’ont pas quatorze ans et que les parents sûrement les considèrent comme des anges de pureté et d’innocence. Mais, au fait, cher ami, voyons, entre nous, est-ce que nous songions déjà aux femmes à cet âge ?

Il s’était arrêté, plus essoufflé par son éloquence que par la marche, et forçait Profitendieu, qu’il tenait par la manche, de s’arrêter aussi.

— Ou si nous y pensions, reprenait-il, c’était, idéalement, mystiquement, religieusement si je puis dire. Ces enfants d’aujourd’hui, voyez-vous, ces enfants n’ont plus d’idéal… À propos, comment vont les vôtres ? Bien entendu je ne disais pas tout cela pour eux. Je sais qu’avec eux, sous votre surveillance, et grâce à l’éducation que vous leur avez donnée, de tels égarements ne sont pas à craindre.

En effet Profitendieu n’avait eu jusqu’à présent qu’à se louer de ses fils ; mais il ne se faisait pas d’illusion : la meilleure éducation du monde ne prévalait pas contre les mauvais instincts ; Dieu merci, ses enfants n’avaient pas de mauvais instincts, non plus que les enfants de Molinier sans doute ; aussi se garaient-ils d’eux-mêmes des mauvaises fréquentations et des mauvaises lectures. Car que sert d’interdire ce qu’on ne peut pas empêcher ?