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a passé, celle-ci bientôt se redresse. Il se remémorait ce qu’on leur enseignait en classe : les passions mènent l’homme, non les idées. Cependant Édouard continuait :

— Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme l’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique, serait impossible en littérature…

À quoi Sophroniska ripostait que la musique est un art mathématique, et qu’au surplus, à n’en considérer exceptionnellement plus que le chiffre, à en bannir le pathos et l’humanité, Bach avait réussi le chef-d’œuvre abstrait de l’ennui, une sorte de temple astronomique, où ne pouvaient pénétrer que de rares initiés. Édouard protestait aussitôt, qu’il trouvait ce temple admirable, qu’il y voyait l’aboutissement et le sommet de toute la carrière de Bach.

— Après quoi, ajouta Laura, on a été guéri de la fugue pour longtemps. L’émotion humaine, ne trouvant plus à s’y loger, a cherché d’autres domiciles.

La discussion se perdait en arguties. Bernard, qui jusqu’à ce moment avait gardé le silence, mais qui commençait à s’impatienter sur sa chaise, à la fin n’y tint plus ; avec une déférence extrême, exagérée même, comme chaque fois qu’il adressait la parole à Édouard, mais avec cette sorte d’enjouement qui semblait faire de cette déférence un jeu :

— Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il, de connaître le titre de votre livre, puisque c’est par une indiscrétion, mais sur laquelle vous avez bien voulu, je