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traites, et de faire un roman, non d’êtres vivants, mais d’idées ? demanda Sophroniska craintivement.

— Et quand cela serait ! cria Édouard avec un redoublement de vigueur. À cause des maladroits qui s’y sont fourvoyés, devons-nous condamner le roman d’idées ? En guise de romans d’idées, on ne nous a servi jusqu’à présent que d’exécrables romans à thèses. Mais il ne s’agit pas de cela, vous pensez bien. Les idées…, les idées, je vous l’avoue, m’intéressent plus que les hommes ; m’intéressent par dessus tout. Elles vivent ; elles combattent ; elles agonisent comme les hommes. Naturellement on peut dire que nous ne les connaissons que par les hommes, de même que nous n’avons connaissance du vent que par les roseaux qu’il incline ; mais tout de même le vent importe plus que les roseaux.

— Le vent existe indépendamment des roseaux, hasarda Bernard.

Son intervention fit rebondir Édouard, qui l’attendait depuis longtemps.

— Oui, je sais : les idées n’existent que par les hommes ; mais, c’est bien là le pathétique : elles vivent aux dépens d’eux.

Bernard avait écouté tout cela avec une attention soutenue ; il était plein de scepticisme et peu s’en fallait qu’Édouard ne lui parût un songe-creux ; dans les derniers instants pourtant, l’éloquence de celui-ci l’avait ému ; sous le souffle de cette éloquence, il avait senti s’incliner sa pensée ; mais, se disait Bernard, comme un roseau après que le vent