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façon très curieuse, que je m’en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d’un enfant… C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose, chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l’intérêt qu’aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de l’Éducation Sentimentale, ou des Frères Karamazof ! l’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même…

Édouard espérait confusément qu’on lui demanderait de lire ces notes. Mais aucun des trois autres ne manifesta la moindre curiosité. Au lieu de cela :

— Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que jamais vous ne l’écrirez.

— Eh bien ! je vais vous dire une chose, s’écria dans un élan impétueux Édouard : ça m’est égal. Oui, si je ne parviens pas à l’écrire, ce livre, c’est que l’histoire du livre m’aura plus intéressé que le livre lui-même ; qu’elle aura pris sa place ; et ce sera tant mieux.

— Ne craignez-vous pas, en quittant la réalité, de vous égarer dans des régions mortellement abs-