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— Mais non ; j’aurai soin de le faire très désagréable.

Laura était lancée :

— C’est cela : tout le monde vous y reconnaîtra, dit-elle en éclatant d’un rire si franc qu’il entraîna celui des trois autres.

— Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre son sérieux.

— Naturellement pas.

— Comment ! naturellement pas ?

— Vous devriez comprendre qu’un plan, pour un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j’y décidais rien par avance. J’attends que la réalité me le dicte.

— Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité.

— Mon romancier voudra s’en écarter ; mais moi je l’y ramènerai sans cesse. À vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale.

L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible. Il apparaissait clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à les vouloir accorder.

— Et c’est très avancé ? demanda poliment Sophroniska.

— Cela dépend de ce que vous entendez par là. À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit une ligne. Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’y pense chaque jour et sans cesse. J’y travaille d’une