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— Et tout cela stylisé ? dit Sophroniska, feignant l’attention la plus vive, mais sans doute avec un peu d’ironie. Laura ne put réprimer un sourire. Édouard haussa légèrement les épaules et reprit :

— Et ce n’est même pas cela que je veux faire. Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure.

— Mon pauvre ami, vous ferez mourir d’ennui vos lecteurs, dit Laura ; ne pouvant plus cacher son sourire, elle avait pris le parti de rire vraiment.

— Pas du tout. Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire,

— Si, si ; j’entrevois, dit poliment Sophroniska, que le rire de Laura était bien près de gagner. — Ce pourrait être assez curieux. Mais, vous savez, dans les romans, c’est toujours dangereux de présenter des intellectuels. Ils assomment le public ; on ne parvient à leur faire dire que des âneries, et, à tout ce qui les touche, ils communiquent un air abstrait.

— Et puis je vois très bien ce qui va arriver, s’écria Laura : dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre.

Elle avait pris, depuis quelque temps, en parlant à Édouard, un ton persifleur qui l’étonnait elle-même, et qui désarçonnait Édouard d’autant plus qu’il en surprenait un reflet dans les regards malicieux de Bernard. Édouard protesta