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tragédies du xviie siècle français. Connaissez-vous rien de plus parfait et de plus profondément humain que ces œuvres ? Mais précisément, cela n’est humain que profondément ; cela ne se pique pas de le paraître, ou du moins de paraître réel. Cela demeure une œuvre d’art.

Édouard s’était levé, et, par grande crainte de paraître faire un cours, tout en parlant il versait le thé, puis allait et venait, puis pressait un citron dans sa tasse, mais tout de même continuait :

— Parce que Balzac était un génie, et parce que tout génie semble apporter à son art une solution définitive et exclusive, l’on a décrété que le propre du roman était de faire « concurrence à l’état civil ». Balzac avait édifié son œuvre ; mais il n’avait jamais prétendu codifier le roman ; son article sur Stendhal le montre bien. Concurrence à l’état civil ! Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de magots et de paltoquets sur la terre ! Qu’ai-je affaire à l’état civil ! L’état c’est moi, l’artiste ; civile ou pas, mon œuvre prétend ne concurrencer rien.

Édouard qui se chauffait, un peu facticement peut-être, se rassit. Il affectait de ne regarder point Bernard ; mais c’était pour lui qu’il parlait. Seul avec lui, il n’aurait rien su dire ; il était reconnaissant à ces deux femmes de le pousser.

— Parfois il me paraît que je n’admire en littérature rien tant que, par exemple, dans Racine, la : discussion entre Mithridate et ses fils ; où l’on sait parfaitement bien que jamais un père et des fils n’ont pu parler de la sorte, et où néanmoins (et je