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propre ; mais il cherchait volontiers dans la considération d’autrui un renfort à sa modestie ; cette considération venait-elle à manquer, la modestie tout aussitôt faisait faillite. L’estime de Bernard lui importait extrêmement. Était-ce pour la conquérir qu’Édouard, aussitôt devant lui, laissait son pégase piaffer ? Le meilleur moyen pour la perdre, Édouard le sentait bien ; il se le disait et se le répétait ; mais, en dépit de toute résolution, sitôt devant Bernard, il agissait tout autrement qu’il eût voulu, et parlait d’une manière qu’il jugeait tout aussitôt absurde (et qui l’était en vérité). À quoi l’on aurait pu penser qu’il l’aimait ?… Mais non ; je ne crois pas. Pour obtenir de nous de la grimace, aussi bien que beaucoup d’amour, un peu de vanité suffit.

— Est-ce parce que, de tous les genres littéraires, discourait Édouard, le roman reste le plus libre, le plus lawless…, est-ce peut-être pour cela, par peur de cette liberté même (car les artistes qui soupirent le plus après la liberté, sont les plus affolés souvent, dès qu’ils l’obtiennent) que le roman, toujours, s’est si craintivement cramponné à la réalité ? Et je ne parle pas seulement du roman français. Tout aussi bien que le roman anglais, le roman russe, si échappé qu’il soit de la contrainte, s’asservit à la ressemblance. Le seul progrès qu’il envisage, c’est de se rapprocher encore plus du naturel. Il n’a jamais connu, le roman, cette « formidable érosion des contours », dont parle Nietzsche, et ce volontaire écartement de la vie, qui permirent le style, aux œuvres des dramaturges grecs par exemple, ou aux