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trait particulièrement docile avec elle. Le pays était sûr ; car il n’était pas question pour eux, certes, de s’aventurer en montagne, ni même d’escalader les rochers proches de l’hôtel. Certain jour que les deux enfants avaient obtenu la permission d’aller jusqu’au pied du glacier, à condition de ne s’écarter point de la route, Mme Sophroniska, conviée au thé, et encouragée par Bernard et par Laura, s’enhardit jusqu’à oser prier Édouard de leur parler de son futur roman, si toutefois cela ne lui était pas désagréable.

— Nullement ; mais je ne puis vous le raconter.

Pourtant il sembla presque se fâcher, lorsque Laura lui demanda (question évidemment maladroite) « à quoi ce livre ressemblerait ».

— À rien, s’était-il écrié ; puis aussitôt, et comme s’il n’avait attendu que cette provocation : — Pourquoi refaire ce que d’autres que moi ont déjà fait, ou ce que j’ai déjà fait moi-même, ou ce que d’autres que moi pourraient faire ?

Édouard n’eut pas plutôt proféré ces paroles qu’il en sentit l’inconvenance et l’outrance et l’absurdité ; du moins, ces paroles lui parurent-elles inconvenantes et absurdes ; ou du moins craignait-il qu’elles n’apparussent telles au jugement de Bernard.

Édouard était très chatouilleux. Dès qu’on lui parlait de son travail, et surtout dès qu’on l’en faisait parler, on eût dit qu’il perdait la tête.

Il tenait en parfait mépris la coutumière fatuité des auteurs ; il mouchait de son mieux la sienne