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Ce qui le dépitait plutôt, c’est qu’Édouard ne fît point appel à certains dons qu’il sentait en lui et qu’il ne retrouvait pas dans Édouard. « Il ne sait pas m’utiliser », pensait Bernard, qui ravalait son amour-propre et, sagement, ajoutait aussitôt : « Tant pis ».

Mais alors, entre Édouard et Bernard, d’où pouvait provenir la gêne ? Bernard me paraît être de cette sorte d’esprits qui trouvent dans l’opposition leur assurance. Il ne supportait pas qu’Édouard prît ascendant sur lui, et, devant que de céder à l’influence, il regimbait. Édouard, qui ne songeait aucunement à le plier, tour à tour s’irritait et se désolait à le sentir rétif, prêt à se défendre sans cesse, ou du moins à se protéger. Il en venait donc à douter s’il n’avait pas fait un pas de clerc en emmenant avec lui ces deux êtres qu’il n’avait réunis, semblait-il, que pour les liguer contre lui. Incapable de pénétrer les sentiments secrets de Laura, il prenait pour de la froideur son retrait et ses réticences. Il eût été bien gêné d’y voir clair et c’est ce que Laura comprenait ; de sorte que son amour dédaigné n’employait plus sa force qu’à se cacher et à se taire.

L’heure du thé les rassemblait à l’ordinaire tous trois dans la grande chambre ; il arrivait souvent que, sur leur invite, Mme Sophroniska se joignait à eux ; principalement les jours où Boris et Bronja étaient partis en promenade. Elle les laissait très libres malgré leur jeune âge ; elle avait parfaite confiance en Bronja, la connaissait pour très prudente, et particulièrement avec Boris, qui se mon-