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dégoût, qui peut mener à des résolutions extrêmes les êtres les plus irrésolus. Bernard, chaque matin, quand une excursion en montagne ne l’entraînait pas avant l’aube (car il aimait se lever tôt), passait deux pleines heures auprès d’elle à lire de l’anglais. L’examen auquel il devait se présenter en octobre était un prétexte commode.

On ne pouvait vraiment pas dire que ses fonctions de secrétaire lui prissent beaucoup de temps. Elles étaient mal définies. Bernard, lorsqu’il les avait assumées, s’imaginait déjà assis devant une table de travail, écrivant sous la dictée d’Édouard, mettant au net des manuscrits. Édouard ne dictait rien ; les manuscrits, si tant est qu’il y en eût, restaient enfermés dans la malle ; à toute heure du jour, Bernard avait sa liberté ; mais comme il ne tenait qu’à Édouard d’utiliser davantage un zèle qui ne demandait qu’à s’employer, Bernard ne se faisait point trop souci de sa vacance et de ne gagner point cette vie assez large que grâce à la munificence d’Édouard il menait. Il était bien résolu à ne se laisser point embarrasser par les scrupules. Il croyait, je n’ose dire à la providence, mais bien du moins à son étoile, et qu’un certain bonheur lui était dû, tout comme l’air aux poumons qui le respirent ; Édouard en était le dispensateur, au même titre que l’orateur sacré, selon Bossuet, celui de la sagesse divine. Au surplus, le régime présent, Bernard le tenait pour provisoire, pensant bien se pouvoir acquitter un jour, et dès qu’il aurait monnayé les richesses dont il soupesait en son cœur l’abondance.