Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/236

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


III


Malgré la première apparence, et encore que chacun, comme l’on dit, « y mît du sien », cela n’allait qu’à moitié bien entre l’oncle Édouard et Bernard. Laura non plus ne se sentait pas satisfaite. Et comment eût-elle pu l’être ? Les circonstances l’avaient forcée d’assumer un rôle pour lequel elle n’était point née ; son honnêteté l’y gênait. Comme ces créatures aimantes et dociles qui font les épouses les plus dévouées, elle avait besoin, pour prendre appui, des convenances, et se sentait sans force depuis qu’elle était désencadrée. Sa situation vis-à-vis d’Édouard lui paraissait de jour en jour plus fausse. Ce dont elle souffrait surtout et qui, pour peu que s’y attardât sa pensée, lui devenait insupportable, c’était de vivre aux dépens de ce protecteur, ou mieux : de ne lui donner rien en échange ; ou plus exactement encore : c’était qu’Édouard ne lui demandât rien en échange, alors qu’elle se sentait prête à tout lui accorder. « Les bienfaits, dit Tacite à travers Montaigne, ne sont agréables que tant que l’on peut s’acquitter » ; et sans doute cela n’est vrai que pour les âmes nobles, mais Laura certes était