Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Elle se tut quelques instants, puis :

« — Invention, imagination maladive… Non ; ce n’est pas cela. Les mots nous trahissent. Boris, devant moi, rêve à voix haute. Il accepte tous les matins de demeurer, une heure durant, dans cet état de demi-sommeil où les images qui se proposent à nous échappent au contrôle de notre raison. Elles se groupent et s’associent, non plus selon la logique ordinaire, mais selon des affinités imprévues ; surtout, elles répondent à une mystérieuse exigence intérieure, celle même qu’il m’importe de découvrir ; et ces divagations d’un enfant m’instruisent bien plus que ne saurait faire la plus intelligente analyse du plus conscient des sujets. Bien des choses échappent à la raison, et celui qui, pour comprendre la vie, y applique seulement la raison, est semblable à quelqu’un qui prétendrait saisir une flamme avec des pincettes. Il n’a plus devant lui qu’un morceau de bois charbonneux, qui cesse aussitôt de flamber.

« Elle s’arrêta de nouveau et commença de feuilleter mon livre.

« — Comme vous entrez donc peu avant dans l’âme humaine, s’écria-t-elle ; puis elle ajouta brusquement en riant : — Oh ! je ne parle pas de vous spécialement ; quand je dis : vous, j’entends : les romanciers. La plupart de vos personnages semblent bâtis sur pilotis ; ils n’ont ni fondation, ni sous-sol. Je crois vraiment qu’on trouve plus de vérité chez les poètes ; tout ce qui n’est créé que par la seule intelligence est faux. Mais je parle ici de ce qui ne me regarde pas… Savez-vous ce qui me désoriente