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je l’écoute causer avec les autres ; avec Laura surtout, à qui il aime raconter ses projets. Tu ne peux pas te rendre compte de quel profit cela est pour moi. Certains jours je me dis que je devrais prendre des notes ; mais je crois que je retiens tout. Certains jours je te souhaite éperdument ; je me dis que c’est toi qui devrais être ici : mais je ne puis regretter ce qui m’arrive, ni souhaiter y rien changer. Du moins dis-toi bien que je n’oublie pas que c’est grâce à toi que je connais Édouard, et que je te dois mon bonheur. Quand tu me reverras, je crois que tu me trouveras changé ; mais je ne demeure pas moins et plus profondément que jamais ton ami.

« Mercredi.

« P.-S. — Nous rentrons à l’instant d’une course énorme. Ascension de l’Hallalin — guides encordés avec nous, glaciers, précipices, avalanches, etc… Couchés dans un refuge au milieu des neiges, empilés avec d’autres touristes ; inutile de te dire que nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit. Le lendemain, départ avant l’aube… Eh bien ! mon vieux, je ne dirai plus de mal de la Suisse : quand on est là-haut, qu’on a perdu de vue toute culture, toute végétation, tout ce qui rappelle l’avarice et la sottise des hommes, on a envie de chanter, de rire, de pleurer, de voler, de piquer une tête en plein ciel ou de se jeter à genoux. Je t’embrasse.

« Bernard »

Bernard était beaucoup trop spontané, trop naturel, trop pur, il connaissait trop mal Olivier,