Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que je réfrène, parce que j’aurais honte de ne pas être digne d’elle. Oui, vraiment, près d’elle, on est comme forcé de penser noblement. Cela n’empêche pas que la conversation entre nous trois est très libre, car Laura n’est pas bégueule du tout — et nous parlons de n’importe quoi ; mais je t’assure que, devant elle, il y a des tas de choses que je n’ai plus du tout envie de blaguer et qui me paraissent aujourd’hui très sérieuses.

« Tu vas croire que je suis amoureux d’elle. Eh bien ! mon vieux, tu ne te tromperais pas. C’est fou, n’est-ce pas ? Me vois-tu amoureux d’une femme enceinte, que naturellement je respecte, et n’oserais pas toucher du bout du doigt ? Tu vois que je ne tourne pas au noceur…

« Quand nous sommes arrivés à Saas-Fée, après des difficultés sans nombre (nous avions pris une chaise à porteur pour Laura, car les voitures ne parviennent pas jusqu’ici), l’hôtel n’a pu nous offrir que deux chambres, une grande à deux lits et une petite, qu’il a été convenu devant l’hôtelier que je prendrais — car, pour cacher son identité, Laura passe pour la femme d’Édouard ; mais chaque nuit c’est elle qui occupe la petite chambre et je vais retrouver Édouard dans la sienne. Chaque matin c’est tout un trimbalement pour donner le change aux domestiques. Heureusement, les deux chambres communiquent, ce qui simplifie.

« Voilà six jours que nous sommes ici ; je ne t’ai pas écrit plus tôt parce que j’étais d’abord trop désorienté et qu’il fallait que je me mette d’accord