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tionnelles, que je te raconterai plus tard. Mais tout est extraordinaire dans cette aventure et, quand j’y repense, la tête me tourne. Encore aujourd’hui j’hésite à croire que c’est vrai, que c’est bien moi qui t’écris ceci, qui suis ici en Suisse avec Édouard et… Allons, il faut bien tout te dire, mais surtout déchire ma lettre et garde tout cela pour toi.

« Imagine-toi que cette pauvre femme abandonnée par ton frère Vincent, celle que tu entendais sangloter, une nuit, près de ta porte (et à qui tu as été bien idiot de ne pas ouvrir, permets-moi de te le dire), se trouve être une grande amie d’Édouard, la propre fille de Vedel, la sœur de ton ami Armand. Je ne devrais pas te raconter tout cela, car il y va de l’honneur d’une femme, mais je crèverais si je ne le racontais à personne… Encore une fois : garde cela pour toi. Tu sais déjà qu’elle venait de se marier ; tu sais peut-être que, peu de temps après son mariage elle est tombée malade et qu’elle est allée se soigner dans le Midi. C’est là qu’elle a fait la connaissance de Vincent, à Pau. Tu sais peut-être encore cela. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que cette rencontre a eu des suites. Oui, mon vieux ! Ton sacré maladroit de frère lui a fait un enfant. Elle est revenue enceinte à Paris, où elle n’a plus osé reparaître devant ses parents ; encore moins osait-elle rentrer au foyer conjugal. Cependant ton frère la plaquait dans les conditions que tu sais. Je t’épargne les commentaires, mais puis te dire que Laura Douviers n’a pas eu un mot de reproches et de ressentiment contre lui. Au contraire,