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« J’ai souvent éprouvé qu’en un instant aussi solennel, toute émotion humaine peut, en moi, faire place à une transe quasi mystique, une sorte d’enthousiasme, par quoi mon être se sent magnifié ; ou plus exactement : libéré de ses attaches égoïstes, comme dépossédé de lui-même et dépersonnalisé. Celui qui n’a pas éprouvé cela, ne saurait certes me comprendre. Mais je sentais que La Pérouse le comprenait. Toute protestation de ma part eut été superflue, m’eût paru mal séante et je me contentai de serrer fortement la main qu’il abandonna dans la mienne. Ses yeux brillaient d’un étrange éclat. Dans l’autre main, celle qui d’abord tenait l’enveloppe, il gardait un autre papier :

« — J’ai inscrit ici son adresse. Car je sais où il est, maintenant. « Saas-Fée ». Connaissez-vous cela ? C’est en Suisse. J’ai cherché sur la carte, mais je n’ai pu trouver.

« — Oui, dis-je. C’est un petit village près du Cervin.

« — Est-ce que c’est très loin ?

« — Pas si loin que je n’y puisse aller, peut-être.

« — Quoi ! vous feriez cela ?… Oh ! que vous êtes bon, dit-il. Pour moi, je suis trop vieux. Et puis je ne peux pas, à cause de la mère… Pourtant il me semble que je… Il hésita, cherchant le mot ; reprit : — que je m’en irais plus facilement, si seulement j’avais pu le voir.

« — Mon pauvre ami… Tout ce qu’il est humainement possible de faire pour vous l’amener, je le ferai. Vous verrez le petit Boris, je vous le promets.