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« Il prit un temps, et dans une sorte d’élan lyrique :

« — Je suis dans l’admiration des reproches qu’elle me fait !… Ainsi, lorsqu’elle souffre de sa sciatique, je la plains. Alors elle m’arrête ; elle hausse les épaules : « Ne faites donc pas semblant d’avoir du cœur. » Et tout ce que je fais ou dis, c’est pour la faire souffrir.

« Nous nous étions assis ; mais il se relevait, puis se rasseyait aussitôt, en proie à une maladive inquiétude :

« — Imagineriez-vous que, dans chacune de ces pièces, il y a des meubles qui sont à elle et d’autres qui sont à moi ? Vous l’avez vue tout à l’heure avec son fauteuil. Elle dit à la femme de journée, lorsque celle-ci fait le ménage : « Non ; ceci est à Monsieur ; n’y touchez pas. » Et comme, l’autre jour, par mégarde, j’avais posé un cahier de musique relié sur un guéridon qui est à elle, Madame l’a flanqué à terre. Les coins se sont cassés… Oh ! cela ne pourra plus durer longtemps… Mais, écoutez…

« Il m’a saisi le bras et, baissant la voix :

« — J’ai pris mes mesures. Elle me menace continuellement, « si je continue », d’aller chercher refuge dans une maison de retraite. J’ai mis de côté une certaine somme qui doit suffire à payer sa pension à Sainte-Périne ; on dit que c’est ce qu’il y a de mieux. Les quelques leçons que je donne encore ne me rapportent presque plus. Dans quelque temps, mes ressources seront à bout ; je me verrais forcé d’entamer cette somme ; je ne veux pas. Alors j’ai pris une résolution… Ce sera dans un peu plus de