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que les chiffres ne prouvent rien. Elle veut avoir raison, même quand elle sait qu’elle a tort. La grande affaire pour elle, c’est de me contrarier.

« Il me parut, cependant qu’il parlait, qu’il n’était pas en parfait équilibre lui-même ; il reprit, dans une exaltation croissante :

« — Tout ce qu’elle fait de travers dans la vie, c’est à moi qu’elle en fait grief. Ses jugements sont tous faussés. Ainsi, tenez ; je m’en vais vous faire comprendre : Vous savez que les images du dehors arrivent renversées dans notre cerveau, où un appareil nerveux les redresse. Eh bien, Madame de La Pérouse, elle, n’a pas d’appareil rectificateur. Chez elle, tout reste à l’envers. Vous jugez si c’est pénible.

« Il éprouvait certainement un soulagement à s’expliquer, et je me gardais de l’interrompre. Il continuait :

« — Madame de La Pérouse a toujours beaucoup trop mangé. Eh bien, elle prétend que c’est moi qui mange trop. Tout à l’heure, si elle me voit avec un morceau de chocolat (c’est ma principale nourriture), elle va murmurer : — Toujours en train de grignoter !… Elle me surveille. Elle m’accuse de me relever la nuit pour manger en cachette, parce qu’une fois elle m’a surpris en train de me préparer une tasse de chocolat, à la cuisine… Que voulez-vous ? De la voir à table, en face de moi, se jeter sur les plats, cela m’enlève tout appétit. Alors, elle prétend que je fais le difficile, par besoin de la tourmenter.