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l’un à l’autre pour la vie, et qui se font abominablement souffrir. J’ai souvent remarqué, chez des conjoints, quelle intolérable irritation entretient chez l’un la plus petite protubérance du caractère de l’autre, parce que la « vie commune » fait frotter celle-ci toujours au même endroit. Et si le frottement est réciproque, la vie conjugale n’est plus qu’un enfer.

« Sous sa perruque à bandeaux noirs qui durcit les traits de son visage blafard, avec ses longues mitaines noires d’où sortent des petits doigts comme des griffes, Madame de La Pérouse prenait un aspect de harpie.

« — Il me reproche de l’espionner, continua-t-elle. Il a toujours eu besoin de beaucoup de sommeil ; mais la nuit, il fait semblant de se coucher, et, quand il me croit bien endormie, il se relève ; il farfouille dans de vieux papiers, et parfois s’attarde jusqu’au matin à relire en pleurant d’anciennes lettres de feu son frère. Il veut que je supporte tout cela sans rien dire !

« Puis elle se plaignit que le vieux voulût la faire entrer dans une maison de retraite ; ce qui lui serait d’autant plus pénible, ajoutait-elle, qu’il était parfaitement incapable de vivre seul et de se passer de ses soins. Ceci était dit sur un ton apitoyé qui respirait l’hypocrisie.

« Tandis qu’elle poursuivait ses doléances, la porte du salon s’est doucement ouverte derrière elle et La Pérouse, sans qu’elle l’entendît, a fait son entrée. Aux dernières phrases de son épouse, il m’a regardé