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coutume de donner ses leçons, qui ouvre ses deux fenêtres sur la cour. Et dès que je fus chambré :

« — Je suis particulièrement heureuse de pouvoir vous parler un instant seul à seule. L’état de Monsieur de La Pérouse, pour qui je connais votre vieille et fidèle amitié, m’inquiète beaucoup. Vous qu’il écoute, ne pourriez-vous pas lui persuader qu’il se soigne ? Pour moi, tout ce que je lui répète, c’est comme si je chantais Malborough.

« Et elle entra là-dessus dans des récriminations infinies : Le vieux refuse de se soigner par seul besoin de la tourmenter. Il fait tout ce qu’il ne devrait pas faire, et ne fait rien de ce qu’il faudrait. Il sort par tous les temps, sans jamais consentir à mettre un foulard. Il refuse de manger aux repas : « Monsieur n’a pas faim », et elle ne sait quoi inventer pour stimuler son appétit ; mais la nuit, il se relève, et met sens dessus dessous la cuisine pour se fricoter on ne sait quoi.

« La vieille, à coup sûr, n’inventait rien ; je comprenais, à travers son récit, que l’interprétation de menus gestes innocents seule leur conférait une signification offensante, et quelle ombre monstrueuse la réalité projetait sur la paroi de cet étroit cerveau. Mais le vieux de son côté ne mésinterprétait-il pas tous les soins, toutes les attentions de la vieille, qui se croyait martyre, et dont il se faisait un bourreau ? Je renonce à les juger, à les comprendre ; ou plutôt, comme il advient toujours, mieux je les comprends et plus mon jugement sur eux se tempère. Il reste que voici deux êtres, attachés