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avoir. Pourtant on les examine, et l’on constate, avec stupeur, que certains ont des yeux ; qu’ils en ont presque tous, sans compter, parfois même en sus, des antennes d’une sensibilité prodigieuse. On veut douter encore ; on s’émerveille : pourquoi des yeux, pour ne rien voir ? des yeux sensibles, mais sensibles à quoi ?… Et voici qu’on découvre enfin que chacun de ces animaux, que d’abord on voulait obscurs, émet et projette devant soi, à l’entour de soi, sa lumière. Chacun d’eux éclaire, illumine, irradie. Quand, la nuit, ramenés du fond de l’abîme, on les versait sur le pont du navire, la nuit était toute éblouie. Feux mouvants, vibrants, versicolores, phares tournants, scintillements d’astres, de pierreries, dont rien, nous disent ceux qui les ont vus, ne saurait égaler la splendeur.

Vincent se tut. Ils demeurèrent longtemps sans parler.

— Rentrons ; j’ai froid, dit soudain Lilian.

Lady Lilian s’assit à côté du chauffeur, abritée quelque peu par le paravent de cristal. Dans le fond de la voiture ouverte, les deux hommes continuèrent de causer entre eux. Durant presque tout le repas, Robert avait gardé le silence, écoutant Vincent discourir ; à présent, c’était son tour.

— Des poissons comme nous, mon vieux Vincent, agonisent dans les eaux calmes, dit-il d’abord, avec une bourrade sur l’épaule de son ami. Il se permettait, avec Vincent, quelques familiarités, mais n’eût pas supporté la réciproque ; Vincent du reste n’y