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Bernard. Autant Bernard est entreprenant, autant Lucien est timide. On le sent faible ; il semble n’exister que par le cœur et par l’esprit. Il ose rarement s’avancer, mais devient fou de joie dès qu’il voit qu’Olivier s’approche. Que Lucien fasse des vers, chacun s’en doute ; pourtant Olivier est, je crois bien, le seul à qui Lucien découvre ses projets. Tous deux gagnèrent le bord de la terrasse.

— Ce que je voudrais, disait Lucien, c’est raconter l’histoire, non point d’un personnage, mais d’un endroit, — tiens, par exemple, d’une allée de jardin, comme celle-ci, raconter ce qui s’y passe — depuis le matin jusqu’au soir. Il y viendrait d’abord des bonnes d’enfants, des nourrices avec des rubans… Non, non… d’abord des gens tout gris, sans sexe ni âge, pour balayer l’allée, arroser l’herbe, changer les fleurs, enfin préparer la scène et le décor avant l’ouverture des grilles, tu comprends ? Alors, l’entrée des nourrices. Des mioches font des pâtés de sable, se chamaillent ; les bonnes les giflent. Ensuite il y a la sortie des petites classes — et puis les ouvrières. Il y a des pauvres qui viennent manger sur un banc. Plus tard des gens qui se cherchent ; d’autres qui se fuient ; d’autres qui s’isolent, des rêveurs. Et puis la foule, au moment de la musique et de la sortie des magasins. Des étudiants, comme à présent. Le soir, des amants qui s’embrassent ; d’autres qui se quittent en pleurant. Enfin, à la tombée du jour, un vieux couple… Et tout à coup, un roulement de tambour : on ferme. Tout le monde sort. La pièce est finie. Tu comprends : quelque chose qui donnerait