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pas plus vite, il nous interrompra juste au moment où tu commenceras à devenir intéressant. Car je suppose que tu préféreras ne pas continuer devant lui. C’est curieux que tu croies devoir prendre aujourd’hui tant de précautions. Tu as l’air d’un aveugle qui d’abord touche avec son bâton chaque endroit où il veut mettre le pied. Tu vois pourtant que je garde mon sérieux. Pourquoi n’as-tu pas confiance ?

— J’ai, depuis que je te connais, une confiance extraordinaire, reprit Vincent. Je puis beaucoup, je le sens ; et, tu vois, tout me réussit. Mais c’est précisément là ce qui m’épouvante. Non, tais-toi… J’ai songé tout le jour à ce que tu me racontais ce matin du naufrage de la Bourgogne, et des mains qu’on coupait à ceux qui voulaient monter dans la barque. Il me semble que quelque chose veut monter dans ma barque — c’est pour que tu me comprennes que je me sers de ton image — quelque chose que je veux empêcher d’y monter…

— Et tu veux que je t’aide à le noyer, vieux lâche !…

Il continua sans la regarder :

— Quelque chose que je repousse, mais dont j’entends la voix… une voix que tu n’as jamais entendue ; que j’écoutais dans mon enfance…

— Et qu’est-ce qu’elle dit, cette voix ? Tu n’oses pas le répéter. Ça ne m’étonne pas. Je parie qu’il y a du catéchisme là-dedans. Hein ?

— Mais Lilian, comprends-moi : le seul moyen pour moi de me délivrer de ces pensées, c’est de te