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dépayse. Sans doute, s’ils n’eussent été sous de nouveaux cieux, loin de leurs parents, des souvenirs de leur passé, de ce qui les maintenait dans la conséquence d’eux-mêmes, ni Laura n’eût cédé à Vincent, ni Vincent tenté de la séduire. Sans doute leur apparaissait-il que cet acte d’amour, là-bas, n’entrait plus en ligne de comptes… Il resterait beaucoup à dire ; mais ce que dessus suffit déjà à mieux nous expliquer Vincent.

Près de Lilian, également, il se sentait dépaysé.

— Ne ris pas de moi, Lilian, lui disait-il ce même soir. Je sais que tu ne me comprendras pas, et pourtant j’ai besoin de te parler comme si tu devais me comprendre, car il m’est impossible désormais de te sortir de ma pensée.

À demi couché aux pieds de Lilian étendue sur le divan bas, il laissait sur les genoux de sa maîtresse amoureusement poser sa tête qu’elle caressait amoureusement.

— Ce qui me rendait soucieux ce matin… oui, peut-être que c’est la peur. Peux-tu rester grave un instant ? Peux-tu oublier un instant, pour me comprendre, non pas ce que tu crois, car tu ne crois à rien ; mais, précisément, oublier que tu ne crois à rien. Moi aussi, je ne croyais à rien, tu le sais ; je croyais que je ne croyais plus à rien ; plus à rien qu’à nous-mêmes, qu’à toi, qu’à moi, et qu’à ce que je puis être avec toi ; qu’à ce que, grâce à toi, je serai…

— Robert vient à sept heures, interrompit Lilian. Ce n’est pas pour te presser ; mais si tu n’avances