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aurait été très effrayée. Mais c’était un enfant encore ; aux yeux si francs, au front si clair, au geste si craintif, à la voix si mal assurée, que devant lui déjà cédait la crainte à la curiosité, à l’intérêt et à cette irrésistible sympathie qu’éveille un être naïf et très beau. La voix de Bernard, cependant qu’il parlait, reprenait un peu d’assurance.

— Mais je ne la sais pas, son adresse, dit Laura. S’il est à Paris, il viendra me voir sans tarder, j’espère. Dites-moi qui vous êtes. Je lui dirai.

C’est le moment de tout risquer, pensa Bernard. Quelque chose de fou passa devant ses yeux. Il regarda Laura bien en face :

— Qui je suis ?… L’ami d’Olivier Molinier… — Il hésitait, doutant encore ; mais la voyant pâlir à ce nom, il osa : — D’Olivier, frère de Vincent, votre amant, qui lâchement vous abandonne…

Il dut s’arrêter : Laura chancelait. Ses deux mains rejetées en arrière cherchaient anxieusement un appui. Mais ce qui bouleversa par-dessus tout Bernard, ce fut le gémissement qu’elle poussa ; une sorte de plainte à peine humaine, semblable plutôt à celle d’un gibier blessé (et soudain le chasseur prend honte en se sentant bourreau), cri si bizarre, si différent de tout ce que Bernard pouvait attendre, qu’il frissonna. Il comprenait soudain qu’il s’agissait ici de vie réelle, d’une véritable douleur, et tout ce qu’il avait éprouvé jusqu’alors ne lui parut plus que parade et que jeu. Une émotion se soulevait en lui, si nouvelle qu’il ne la pouvait pas maîtriser ; elle montait à sa gorge… Eh quoi ! le voici qui san-