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« 9 Nov. — Une sorte de tragique a jusqu’à présent, me semble-t-il, échappé presque à la littérature. Le roman s’est occupé des traverses du sort, de la fortune bonne ou mauvaise, des rapports sociaux, du conflit des passions, des caractères, mais point de l’essence même de l’être.

« Transporter le drame sur le plan moral, c’était pourtant l’effort du christianisme. Mais il n’y a pas, à proprement parler, de romans chrétiens. Il y a ceux qui se proposent des fins d’édification ; mais cela n’a rien à voir avec ce que je veux dire. Le tragique moral — qui, par exemple, fait si formidable la parole évangélique : « Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? » C’est ce tragique-là qui m’importe.

« 10 Nov. — Olivier va passer ses examens. Pauline voudrait qu’il se présentât ensuite à Normale. Sa carrière est toute tracée… Que n’est-il sans parents, sans appui ; j’en aurais fait mon secrétaire. Mais il ne se soucie pas de moi, ne s’aperçoit même pas de l’intérêt que je lui porte ; et je le gênerais en le lui faisant remarquer. Précisément pour ne le gêner point, j’affecte devant lui une sorte d’indifférence, d’ironique détachement. Ce n’est que lorsqu’il ne me voit pas que j’ose le contempler à loisir. Je le suis parfois dans la rue sans qu’il le sache. Hier, je marchais ainsi derrière lui ; il est brusquement revenu sur ses pas et je n’ai pas eu le temps de me cacher :

« — Où donc vas-tu si vite ? lui ai-je demandé.