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c’était un tour de clef que je donnais à la porte de mon cachot. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure, quand je vous disais que Dieu m’a roulé. Il m’a fait prendre pour de la vertu mon orgueil. Dieu s’est moqué de moi. Il s’amuse. Je crois qu’il joue avec nous comme un chat avec une souris. Il nous envoie des tentations auxquelles il sait que nous ne pourrons pas résister ; et, quand pourtant nous résistons, il se venge de nous plus encore. Pourquoi nous en veut-il ? Et pourquoi… Mais je vous ennuie avec ces questions de vieillard.

« Il se prit la tête dans les mains, à la manière d’un enfant qui boude et resta silencieux si longtemps que j’en vins à douter si même il n’avait pas oublié ma présence. Immobile en face de lui, je craignais de troubler sa méditation. Malgré le bruit voisin de la rue, le calme de cette petite pièce me paraissait extraordinaire, et malgré la lueur du réverbère qui nous éclairait fantastiquement de bas en haut à la manière d’une rampe de théâtre, les pans d’ombre aux deux côtés de la fenêtre, semblaient gagner et les ténèbres, autour de nous, se figer, comme, par un grand froid, se fige une eau tranquille ; se figer jusque dans mon cœur. Je voulus enfin secouer mon angoisse, respirai bruyamment et, songeant à partir, prêt à prendre congé, demandai, par politesse et pour rompre l’enchantement :

« — Madame de La Pérouse va bien ?

« Le vieux sembla se réveiller. Il répéta d’abord :

« — Madame de La Pérouse… interrogativement ; on eût dit que ces syllabes avaient perdu pour lui toute