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en rentrant, trouve sur son bureau la belle lettre où je m’en vais lui signifier mon départ. Mais avant de l’écrire, je sens un immense besoin d’aérer un peu mes pensées — et d’aller retrouver mon cher Olivier, pour m’assurer, provisoirement du moins, d’un perchoir. Olivier, mon ami, le temps est venu pour moi de mettre ta complaisance à l’épreuve et pour toi de me montrer ce que tu vaux. Ce qu’il y avait de beau dans notre amitié, c’est que, jusqu’à présent, nous ne nous étions jamais servis l’un de l’autre. Bah ! un service amusant à rendre ne saurait être ennuyeux à demander. Le gênant, c’est qu’Olivier ne sera pas seul. Tant pis ! je saurai le prendre à part. Je veux l’épouvanter par mon calme. C’est dans l’extraordinaire que je me sens le plus naturel.

La rue de T…, où Bernard Profitendieu avait vécu jusqu’à ce jour, est toute proche du jardin du Luxembourg. Là, près de la fontaine Médicis, dans cette allée qui la domine, avaient coutume de se retrouver, chaque mercredi entre quatre et six, quelques-uns de ses camarades. On causait art, philosophie, sports, politique et littérature. Bernard avait marché très vite ; mais en passant la grille du jardin il aperçut Olivier Molinier et ralentit aussitôt son allure.

L’assemblée ce jour-là était plus nombreuse que de coutume, sans doute à cause du beau temps. Quelques-uns s’y étaient adjoints que Bernard ne connaissait pas encore. Chacun de ces jeunes gens, sitôt qu’il était devant les autres, jouait un personnage et perdait presque tout naturel.