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« — Cela va bien tant qu’on a la victoire ; mais si le corps succombe…

« Il a pris ma main, et d’un ton très grave, comme s’il m’avait dit un secret :

« — Alors ce serait la vraie victoire.

« Sa main avait lâché la mienne ; il continuait :

« — J’avais peur que vous ne partiez sans être venu me voir.

« — Partir pour où ? ai-je demandé.

« — Je ne sais pas. Vous êtes si souvent en voyage. Il y a quelque chose que je voulais vous dire… Je compte partir bientôt, moi aussi.

« — Quoi ! Vous avez l’intention de voyager ? ai-je dit maladroitement, en feignant de ne le pas comprendre, malgré la gravité mystérieuse et solennelle de sa voix. Il hochait la tête :

« — Vous comprenez très bien ce que je veux dire… Si, si ; je sais qu’il sera temps bientôt. Je commence à gagner moins que je ne coûte ; et cela m’est insupportable. Il est un certain point que je me suis promis de ne pas dépasser.

« Il parlait sur un ton un peu exalté qui m’inquiéta :

« — Est-ce que vous trouvez, vous aussi, que c’est mal ? Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi la religion nous défendait cela. J’ai beaucoup réfléchi ses derniers temps. Quand j’étais jeune, je menais une vie très austère ; je me félicitais de ma force de caractère chaque fois que je repoussais une sollicitation. Je ne comprenais pas qu’en croyant me libérer, je devenais de plus en plus esclave de mon orgueil. Chacun de ces triomphes sur moi-même,