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des vieillards dans les livres ?… Cela vient, je crois, de ce que les vieux ne sont plus capables d’en écrire, et que, lorsqu’on est jeune, on ne s’occupe pas d’eux. Un vieillard, ça n’intéresse plus personne… Il y aurait pourtant des choses très curieuses à dire sur eux. Tenez : il y a certains actes de ma vie passée que je commence seulement à comprendre. Oui, je commence seulement à comprendre qu’ils n’ont pas du tout la signification que je croyais jadis, en les faisant… C’est maintenant seulement que je comprends que toute ma vie j’ai été dupe. Madame La Pérouse m’a roulé ; mon fils m’a roulé ; tout le monde m’a roulé ; le bon Dieu m’a roulé…

« Le soir tombait. Je ne distinguais déjà presque plus les traits de mon vieux maître ; mais soudain a jailli la lueur du réverbère voisin, qui m’a montré sa joue luisante de larmes. Je m’inquiétais d’abord d’une bizarre tache à sa tempe, comme un creux, comme un trou ; mais, à un petit mouvement qu’il a fait, la tache s’est déplacée et j’ai compris que ce n’était que l’ombre portée par un fleuron de la balustrade. J’ai posé ma main sur son bras décharné ; il frissonnait.

« — Vous allez prendre froid, lui ai-je dit. Vraiment vous ne voulez pas que nous rallumions votre feu ?… Allons-y.

« — Non… Il faut s’aguerrir.

« — Quoi ! C’est du stoïcisme ?

« — Un peu. C’est parce que j’avais la gorge délicate que je n’ai jamais voulu porter de foulard. J’ai toujours lutté contre moi-même.