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« — Non, non… Entrez ici. — Et il m’a poussé dans une pièce étroite et oblongue dont les deux fenêtres ouvrent sur la rue, juste à hauteur de réverbère. — J’attendais une élève précisément à cette heure-ci (il était six heures) ; mais elle m’a télégraphié qu’elle ne viendrait pas. Je suis si heureux de vous voir.

« Il a posé son tisonnier sur un guéridon, et, comme pour excuser sa tenue :

« — La bonne de Madame La Pérouse a laissé éteindre le poêle ; elle ne vient que le matin ; j’ai dû le vider…

« — Voulez-vous que je vous aide à le rallumer ?

« — Non, non… C’est salissant… Mais permettez-moi d’aller passer une veste.

« Il est sorti en trottant à petits pas, puis est revenu presque aussitôt, couvert d’un mince veston d’alpaga, aux boutons arrachés, aux manches crevées, si élimé qu’on n’eût osé le donner à un pauvre. Nous nous sommes assis.

« — Vous me trouvez changé, n’est-ce pas ?

« J’aurais voulu protester, mais ne trouvais rien à lui dire, péniblement affecté par l’expression harassée de ce visage que j’avais connu si beau. Il continua :

« — Oui, j’ai beaucoup vieilli ces derniers temps. Je commence à perdre un peu la mémoire. Quand je repasse une fugue de Bach, il me faut recourir au cahier…

« — Combien de jeunes se contenteraient de ce que vous en avez encore.

« Il reprit en hochant la tête :