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en romancier que me tourmente le besoin d’intervenir, d’opérer sur leur destinée. Si j’avais plus d’imagination, j’affabulerais des intrigues ; je les provoque, observe les acteurs, puis travaille sous leur dictée.

« 7 Nov. — De tout ce que j’écrivais hier, rien n’est vrai. Il reste ceci : que la réalité m’intéresse comme une matière plastique ; et j’ai plus de regard pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui a été. Je me penche vertigineusement sur les possibilités de chaque être et pleure tout ce que le couvercle des mœurs atrophie. »

Bernard dut interrompre sa lecture un instant. Son regard se brouillait. Il perdait souffle, comme s’il avait oublié de respirer tout le temps qu’il lisait, tant son attention était vive. Il ouvrit la fenêtre et s’emplit les poumons, avant une nouvelle plongée

Son amitié pour Olivier était évidemment des plus vives ; il n’avait pas de meilleur ami et n’aimait personne autant sur la terre, puisqu’il ne pouvait aimer ses parents ; même, son cœur se raccrochait provisoirement à ceci d’une façon presque excessive ; mais Olivier et lui ne comprenaient pas tout à fait de même l’amitié. Bernard, à mesure qu’il avançait dans sa lecture, s’étonnait toujours plus, admirait toujours plus, mais un peu douloureusement, de quelle diversité se montrait capable cet ami qu’il croyait connaître si bien. Olivier ne lui avait rien dit de tout ce que racontait ce journal. D’Ar-